Grand entretien avec Moustapha Safouan
par Michel Plon et Tiphaine Samoyault
Dans le sillage de son grand livre sur la psychanalyse, publié
en 2013 aux éditions Thierry Marchaisse et repris en « Folio » en
2017, La Psychanalyse: Science,
thérapie – et cause, Moustapha Safouan a répondu aux questions d’En
attendant Nadeau sur sa pensée et son expérience de l’analyse.
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2017/05/09/grand-entretien-safouan/
Né en 1921 à Alexandrie,
Moustapha Safouan a quitté l’Égypte à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour
faire des études à Paris. Disciple de Lacan, avec qui il a commencé une analyse
de contrôle en 1949, il a écrit depuis cette époque près d’une quinzaine
d’ouvrages traitant aussi bien de questions théoriques – l’Œdipe, la
castration, la fonction paternelle – que de questions techniques portant sur le
transfert, la transmission et la formation des analystes.
Au sein
de cette production, retenons La
sexualité féminine dans la doctrine freudienne (Seuil,
1976), Jacques Lacan et la
question de la formation des analystes (Seuil,
1983), La Parole ou la Mort (Seuil,
1996 ; édition revue, 2010) et l’important Pourquoi le monde arabe n’est pas libre : Politique de
l’écriture et terrorisme religieux, qu’il a écrit en
anglais et qui a été publié par Denoël en 2008. L’histoire de la traversée des
langues que ce livre raconte est fascinante : les textes ont été écrits en
arabe (mais pour moitié en arabe classique et pour l’autre en arabe égyptien),
puis repris et auto-traduits en anglais, et traduits par d’autres en français,
mais encore une fois repris et avec une nouvelle préface.
Cela
donne une idée du texte comme étant une production jamais définitive, toujours
à reprendre, toujours en voyage, qui est un éloge de la mobilité de la pensée,
à l’inverse de la pensée arrêtée ou systématique. La traduction, la reprise,
sont aussi des manières de lutter contre la domination. Car Moustapha Safouan
est aussi traducteur : il a notamment traduit en arabe L’interprétation des rêves de Freud et
en démotique égyptien Othello de
Shakespeare. On peut dire de Moustapha Safouan qu’il est, terme qui peut
paraître un peu désuet aujourd’hui, un lettré possédant dans diverses langues –
l’arabe, le français et l’anglais – une immense culture psychanalytique et
philosophique. Il a reçu chez lui, rue Guénégaud, Michel Plon et Tiphaine
Samoyault, qui l’ont invité à reprendre tous ces thèmes.
Moustapha Safouan
Michel
Plon : J’aimerais commencer par une question très générale. Où en
est selon vous la psychanalyse aujourd’hui, aussi bien dans le monde qu’en
France ? À la fin de votre livre sur la psychanalyse paru en 2013, vous
semblez penser que, du point de vue de la théorie, cette histoire est terminée.
La
psychanalyse, c’est l’histoire du complexe d’Œdipe et l’histoire du complexe
d’Œdipe, c’est l’histoire de la famille. J’ai en projet un livre sur les
avatars du complexe d’Œdipe, liés à l’évolution historique de la famille. On
peut dire que dans le milieu des chasseurs-cueilleurs, la famille était non
problématique : le fils voyait devant lui que son père était vraiment le
signifiant du désir maternel et il s’apprêtait à vivre selon la même méthode.
Avec la révolution agricole, naît le patriarcat, qui entraîne en quelque sorte
la deuxième naissance de l’Homo erectus :
au lieu de dépendre de ce que la terre donne, on produit cette terre. La
justice romaine, par exemple, s’arrête à la porte de la maison. À l’intérieur,
c’est la loi du patriarche. Et si le patriarcat n’a pas été une folie (car
c’est une folie que de remettre un tel pouvoir, la loi, à quelques-uns), c’est
parce qu’on a bâti, à côté de la maison, le temple. On a imposé le tiers devant
lequel nous sommes tous égaux. Dans ce contexte, l’Œdipe a très bien marché
puisqu’un fils, quelle que soit la tension entre lui et son père, devient le
gardien de l’histoire et du nom de l’ancêtre, avec la protection également de
l’égalité devant Dieu.
Les
choses ont changé avec la révolution industrielle : d’abord, le père n’a
presque plus rien eu à transmettre, la maison a cessé d’être un atelier, la
mère a commencé à travailler dans les usines, la famille s’est coupée des
sociétés. Le cadre de la famille n’a plus été le social mais l’État, or l’État
limite l’autorité parentale. Ce vide absolu a entraîné la vogue des
psychanalystes. Nous sommes venus pour remplir ce vide. À ce moment-là, comme
la famille s’est vue composée d’individus qui n’avaient plus rien en commun (ni
croyance commune, ni transmission), la tension entre le père et le fils a
éclaté. L’histoire de la faillite des pères a éclaté d’une façon inimaginable
avec les destructions du XXe siècle.
Les camps, le génocide : les enfants ont vu des choses qu’on n’aurait
jamais pu imaginer.
On a trouvé le complexe
d’Œdipe – c’est la découverte de Freud – quand le père était encore là, mais il
n’aura pas lui-même duré bien longtemps. De ce point de vue, nous sommes donc à
la fin de la psychanalyse.
« Œdipe et le sphinx » de
François Xavier Fabre (1808)
Tiphaine
Samoyault : Parce que, pour vous, la fin du complexe d’Œdipe c’est
la fin de la psychanalyse ?
En tout cas, c’est la fin
de ce à quoi l’analyse avait affaire jusqu’à présent, aussi bien du point de
vue thérapeutique que du point de vue didactique : dans tous les cas, on
avait affaire à des analyses d’œdipes échoués, à des cas où la normalisation
œdipienne avait raté, pour des raisons plus ou moins graves…
Michel
Plon : À la fin du livre, vous laissez entendre avec un soupçon
d’ironie que la théorie, elle, demeurera, comme faisant partie du patrimoine de
la pensée, mais qu’en ce qui concerne la pratique c’est une autre affaire
Ce qui
reste, ça aura été quand ça passera (mot de Lacan), c’est en effet la théorie
et celle qui a mis l’accent sur le parlêtre. Lacan
a transformé radicalement le complexe d’Œdipe en définissant le désir par le
désir de l’Autre et en faisant de l’Autre un lieu du langage, dont la mère est
la première à occuper la place.
Tiphaine
Samoyault : L’importance du parlêtre nous conduit
à la question de la langue et à celle de la traduction. Vous avez traduit vers
l’arabe classique L’interprétation des rêves de Freud. Comment
la langue arabe s’ouvre-t-elle au mode de pensée de la psychanalyse ?
Ce sont les circonstances,
avec ce qu’elles comportent de surprise et d’inattendu, qui m’ont conduit à
traduire ce livre. Je rentrais pour des vacances en Égypte en décembre 1953.
C’était juste après la première séance de la Société française de psychanalyse
(SFP), après la division. Avant, j’avais assisté à tout le drame de cette
division et de cette séparation d’avec la Société psychanalytique de Paris
(SPP). Lacan avait son premier séminaire à Sainte-Anne. Je me rendais donc en
Égypte pour retravailler et ce fut le coup d’État de Nasser, qui a rendu tout
travail impossible car on ne pouvait même pas acheter un livre et, en outre, il
n’y avait plus de visa de sortie. Le seul moyen pour sortir était de travailler
à l’Université pendant cinq ans, ce qui devait me donner le droit à un congé
d’études me permettant d’obtenir ce visa de sortie. Alors j’ai profité des cinq
ans que j’avais devant moi pour traduire Freud. Greimas était en Égypte et
partageait avec Charles Singevin un véritable intérêt pour la psychanalyse et
pour les écrits de Lacan sur le langage. Nous avons donc constitué un groupe,
auquel participait aussi Hilde Zaloscher, une historienne yougoslave,
spécialiste de l’art chrétien en Égypte, en particulier des portraits du
Fayoum. Elle avait fait ses études à l’université de Vienne, elle était allée
chez Freud, et elle m’a beaucoup aidé pour la langue, notamment pour comprendre
certaines expressions très courantes de Freud. Et puis, grâce à elle, j’ai
compris un rythme, celui de l’allemand qui coule comme de l’eau de source. J’ai commencé à
traduire en voulant atteindre la même fluidité en arabe. Pour cela, je testais
dans le salon que tenait mon père les histoires que racontait Freud, exposant
par exemple l’histoire de l’homme qui vous donne des bouteilles et qui vous
empoisonne avec, et, si je voyais rire les amis de mon père disant :
« c’est exactement comme chez nous », alors je savais que j’avais
atteint mon but.
Jacques Lacan
C’est le livre le plus
vendu en arabe, de Beyrouth au Maroc. Mais je n’ai pas touché un sou. Il a été
publié par la Maison de la Connaissance Dar al-Maaref, fondée par les chrétiens
maronites au Liban, qui ont fait les premiers grands dictionnaires modernes.
J’avais envoyé un mot à Anna Freud pour lui dire que le texte était enfin
disponible en langue arabe. La seule réaction qu’elle a eue a été de demander à
la Hogarth Press de réclamer des droits à l’éditeur. L’Égypte ne faisait pas
partie d’un accord global sur le droit d’auteur !
Michel
Plon : Anna Freud ne vous a jamais répondu personnellement ?
Non
c’est le seul écho que j’ai eu d’elle ! Pour revenir sur cette traduction,
je dirais que je n’ai pas rencontré de problème de style ou de vocabulaire,
mais que tout était une question de ton car chaque histoire a son ton
dans L’interprétation des
rêves. Il y a beaucoup d’éléments concrets sur lesquels on doit
s’appuyer. La seule difficulté, ce fut pour traduire le terme
« identification » : il a fallu inventer le mot en arabe. Depuis
la traduction de ce livre, beaucoup de psychologues ont entrepris de faire un
vocabulaire arabe de la psychanalyse. Mais moi, lorsque je traduisais, il n’y
avait rien.
Le mot
« conscience » n’existe pas en arabe, pas plus, dès lors,
qu’« inconscient ». On a utilisé un mot qui veut plutôt dire
« sentiment ». Ma solution fut de faire des notes expliquant les
termes qui n’existaient pas en arabe. Mais c’est surtout ces deux mots-là qui
manquaient, et toute la gamme des termes forgés autour de
« conscience » : conscience de soi, inconscient… À la vérité, le
mot même de sujet n’existe pas en arabe. Sauf pour l’analyse grammaticale, mais
on utilise un mot qui veut dire « le premier de la phrase ».
« Le premier » n’est pas le « sujet ». J’ai pris le mot qui
veut dire « un tel », ou « le même ».
Alexandrie, où est né
Moustapha Safouan en 1921.
Tiphaine
Samoyault : Aviez-vous lu Freud pendant vos études ? Dans
quelle langue ?
J’ai
toujours vécu dans un milieu très littéraire : on était noyés dans les
lettres. Le milieu de mon père était extrêmement spirituel. Comme lui, ses amis
étaient passionnés par les grandes œuvres de la littérature arabe classique,
sans doute en réaction à l’occupation anglaise. Mais ils étaient très ouverts
aux sciences européennes, en particulier celles qui étaient nouvelles. Ce qui
caractérisait aussi ces êtres, c’était moins l’érudition que la créativité
qu’ils manifestaient avec leurs bons mots. Cette époque a d’ailleurs été
désignée par un vocable assez difficile à traduire (‘asr alzorafaa) qui cumule les deux
sens de « lettré » et de « lutin ». Un jour (j’avais entre
dix et douze ans), un des amis de mon père a ouvert son parapluie en plein
soleil. Un autre a manifesté son approbation par un mot qui a déclenché des
rires bruyants. Je n’en comprenais pas la raison jusqu’à ce que je me rende
compte que le vocable renvoyait à une racine de trois consonnes qui, en arabe
dialectal, conjuguait les sens d’ombre et de faute. Il disait un remerciement
ambigu : pour donner de l’ombre et aussi pour nous avoir égarés. Mon
éducation a été ainsi très marquée par le mot d’esprit et par le double sens.
On avait des traducteurs inouïs à l’époque. Ensuite, le régime de Nasser a
muselé cette classe intellectuelle et spirituelle.
Tiphaine
Samoyault : Dans Pourquoi le monde arabe n’est pas libre,
vous décrivez les mécanismes de la domination. Vous montrez que si le monde
arabe n’est pas libre, c’est qu’il est doublement contraint : par la
dichotomie entre langue classique, écriture, et langue vernaculaire, qui rend
difficile, voire impossible, l’accès des non-lettrés à la culture religieuse et
lettrée ; et par la domination occidentale, comme vous l’expliquez très
bien dans la préface à la traduction du Discours de la servitude
volontaire de La Boétie, « Les facteurs de la domination
occidentale », texte repris comme premier chapitre de Pourquoi le
monde arabe n’est pas libre. Voyez-vous l’oppression au cœur de la langue ou
bien sont-ce des usages de la langue qui asservissent selon vous ?
Je ne vois pas en quoi la
langue serait oppressive. C’est l’appropriation de la langue qui l’est. Avec
l’islam, la coupure de l’écriture s’est aggravée. À l’époque des pharaons, on
écrivait la langue qu’on parlait. Mais avec l’islam, on ne se mit à écrire que
la langue du Coran et on cessa d’écrire la langue qu’on parlait. La langue a
été sanctifiée. Aujourd’hui, aucun régime arabe (de l’Arabie saoudite au Maroc)
n’acceptera jamais d’enseigner l’arabe parlé : seule la langue de Dieu a
une grammaire. Du même coup, cela assure le pouvoir politique, ce qui arrange
bien l’Occident. En Égypte, nous sommes un peuple où peu de gens savent lire un
journal mais où domine la fatuité de l’esprit religieux. Un Libyen m’a dit un
jour : « Quelle merveille, Dieu a fait faire tout ça (les avions, les
machines à laver, les maisons…) pour que nous en ayons la jouissance… »
« Othello et Desdémone à
Venise » par Théodore Chasseriau (1850)
Michel
Plon : Tu as aussi traduit vers l’arabe vernaculaire
égyptien Othello. Qu’est-ce que cette traversée des langues apporte
à ton travail analytique ? Pourquoi as-tu choisi Othello ?
Ce choix peut nous conduire à la question de la femme et de la féminité :
sur le versant culturel, la femme dans le monde arabe, et sur le versant de la
psychanalyse, ce qu’il en est de la sexualité féminine et au-delà.
J’ai
sans doute choisi Othello parce que le personnage est arabe et porte un nom
arabe. Le thème me paraît en outre plus facile à suivre que ceux des pièces
historiques de Shakespeare. Hamlet évoque
un univers culturel trop différent. Je voulais traduire Othello dans une langue
vulgaire pour donner la preuve qu’on peut faire une littérature de cette
langue-là, qu’elle n’est pas faite que pour injurier les voisins ! Le
résultat a été un désastre parce que personne ne lit dans ce pays. Le livre ne
s’est pas vendu. La pièce a été jouée, mais la scène de mariage a été jouée
avec des danses du ventre, etc., de façon tout à fait ridicule.
La place de la femme, la
question de la jalousie, sont aussi ce qui m’a intéressé dans cette pièce. En
Égypte, depuis les années 1920, la femme (la femme bourgeoise) a commencé à
sortir de la maison. Nawal el Saadawi a introduit le mouvement féministe, mais
elle a rencontré des résistances pour former un véritable mouvement car les
Égyptiens n’ont pas de tradition du travail en commun. L’étatisme empêche de
travailler ensemble. Mais elle a eu quand même beaucoup d’influence. À l’heure
actuelle, on voit des femmes dans tous les services. Il y a eu une
émancipation, mais qui ne touche qu’une seule classe, la plus occidentalisée. À
la campagne, même si la femme a toujours travaillé, la séparation s’est
maintenue entre les hommes et les femmes. Cela s’est accentué avec
l’augmentation du chômage. Sur le plan sexuel, c’est certainement une société
narcissique ; le harcèlement sexuel existe très largement dans ce pays. Il
doit y avoir une différence énorme entre Égypte et Liban. Le Liban est plus
prospère, il y a moins de chômeurs, plus d’éducation, l’esprit de la ville
domine. En Égypte, les choses sont plus violentes, ce qui est dû à une certaine
ignorance culturelle et au chômage.
Michel
Plon : Mais en France ? Qu’en est-il des mutations de la
famille et des défis qu’elles posent ? Comment la psychanalyse se
positionne-t-elle aujourd’hui par rapport à ces mutation sociales, à la
question du couple homosexuel, à celle de l’adoption par ces
couples ? Vous savez comme moi combien cette question fait débat dans le
milieu psychanalytique mais, en même temps, c’est un débat clôturé, fermé.
Ce qui change, c’est que
ce qui s’appelle la main invisible du marché a englobé l’enfant. L’enfant est
devenu un objet mercantile. Vous achetez le sperme, les ovules, la mère
porteuse… Cette industrie, qui pèse déjà lourd dans le marché mondial,
transforme les enjeux de l’analyse (et la justice aussi), elle transforme tout
ce qui fait la culture. On pourrait dire qu’il n’y a qu’une seule chose dans
laquelle la culture n’est pour rien : c’est que l’enfant vient du ventre
de sa mère. La reconnaissance par le père, c’est l’esprit même de la culture.
Quand le père devient démontrable biologiquement, on quitte la sphère de la
reconnaissance, donc on transforme profondément la culture. Le juge lui-même ne
sait plus qui est le père : est-ce celui qui a reconnu l’enfant ou celui
qui est démontré biologiquement ?
Michel
Plon : Les psychanalystes prennent-ils la mesure de cette
transformation ?
Non, ils font silence
là-dessus. Ils continuent comme si le monde extérieur n’avait pas changé depuis
Freud. Il y a un débat très sourd entre ceux qui disent qu’il faut étudier les
transformations sociales et ceux qui disent que rien n’a changé. Le seul qui a
fait attention, ne serait-ce qu’aux phénomènes de la modification des demandes
faites aux analystes, c’est André Green. On ne s’adresse plus seulement à nous
pour des névroses, des phobies, des obsessions, des hystéries, mais pour des
états borderline, comme l’homme aux loups, c’est-à-dire des analysants ou des
analysantes susceptibles de traverser une crise psychotique au cours de
l’analyse.
Le cabinet de Jacques
Lacan
J’ai d’ailleurs une
théorie là-dessus : dans l’état borderline, il n’y a pas forclusion du nom
du père, mais forclusion de la métaphore paternelle, ce qui fait qu’il n’y a
pas le manque de l’intégration de l’ordre symbolique. À l’âge de l’Œdipe, le père
de l’homme aux loups était un mélancolique, un absent ; il ne pouvait donc
pas travailler comme signifiant du désir maternel. C’est ma théorie sur le
borderline
L’insouciance de certains
psychanalystes que vous pointez me paraît parfaitement juste. Sous prétexte que
les structures ne changent pas, que les névroses, psychoses ou perversions ne
changent pas, il ne serait pas nécessaire de prendre en compte les changements
du monde. Comme nous sommes tous les enfants de la même époque, est-ce que les
analystes eux-mêmes ne sont pas borderline en grande partie ?
Michel
Plon : Dans votre livre, un point qui peut apparaître très
technique, mais qui à mon avis n’est pas seulement technique : vous dites
qu’il n’y a pas de fin de l’analyse.
Quand il y a un travail,
on doit bien penser qu’il va quelque part. Mais vers quoi ? Les avis sont
partagés. Pour Melanie Klein, cela va vers l’assomption de la séparation.
Lacan, à cette occasion, a fait une distinction entre la dépression symptôme et
le deuil authentique. Il peut y avoir aussi le fait d’assumer l’être pour la
mort, mais finalement la fin est quand même la castration symbolique, et pour
arriver là il faut traverser quelque chose qui s’appelle le fantasme
fondamental. Selon l’analysant, selon son histoire, tel aspect dominera. Une
autre fin peut être encore la chute du sujet supposé savoir, la chute de celui
dont j’imagine qu’il va me dire ce que je suis. Donc il y a bien des fins, mais
l’idée de mener son analyse jusqu’à sa fin est une fausse question. On peut
d’ailleurs compter sur les doigts de la main les cas où l’on peut dire qu’il y
a eu assomption de l’être pour la mort ou traversée du fantasme fondamental.
Michel
Plon : Qu’en est-il aujourd’hui de la passe, cette
procédure inventée par Lacan et qu’il reconnut par la suite être un
échec ? Quelle est votre position sur le devenir de cette procédure ?
L’idée de Lacan avec la
passe était de sortir définitivement du conflit né en 1926 autour de la
question de l’analyse profane, l’analyse pratiquée par des non-médecins. Pour
Lacan, la scientificité de la psychanalyse était un horizon et la passe un
moyen d’y accéder : la passe était une réponse psychanalytique à la
question de la formation des analystes et donc à celle de la transmission. La
psychanalyse didactique par laquelle s’effectue la transmission ne relève
d’aucun diplôme, d’aucune formalité institutionnelle extérieure à la
psychanalyse. Lacan voulait que la psychanalyse soit bien distinguée d’une
quelconque forme de sacerdoce, d’où l’introduction qu’il fit de la dimension du
désir, le désir de l’analyste comme point d’aboutissement de la didactique et
donc différent du désir d’être analyste que peut manifester un sujet au début
d’une analyse. Lacan fut le premier à percevoir que le désir de l’analyste
relève de l’ordre de la vérité. En juillet 1978, Lacan a tiré la leçon de
l’expérience de la passe en déclarant que la psychanalyse est intransmissible.
La mise en œuvre de la passe dans le cadre de l’EFP [École freudienne de Paris
de Psychanalyse] entre 1968 et 1980 n’a pas donné une quelconque élaboration du
savoir : le bilan a été nul, d’où le verdict de Lacan que la passe était
« un échec ». La passe n’a apporté aucune réponse quant aux raisons
qui pouvaient pousser un analysant à exercer ce « métier impossible »
qu’est la psychanalyse, d’où cette autre conclusion de Lacan selon laquelle la
passe n’a rien à faire avec la psychanalyse. L’idée ne rimait à rien car, dans
une analyse, il s’agissait de finir le travail que l’échec de la normalisation
au début laissait en chantier. Parce que ce qui fait les névroses, c’est quand
même que l’objectivation nuit au sujet. Je veux dire qu’on peut faire un
travail sur le malheur pesant qu’entraînent les tentations du don, avec tout ce
que comprend le fait de se méprendre. On cherche à modifier le mode d’existence
d’un sujet, à pouvoir le faire exister pour qu’il n’ait pas de pouvoir sur le
désir de l’autre.
Mélanie Klein (1945)
Tiphaine
Samoyault : Ce qu’Othello ne comprend pas…
Au regard du désir, le
don apparaît toujours comme mesurable et intéressé, il paraît petit confronté
au désir. Othello est possédé par une névrose de possession et de contrôle
absolu. De celui qui refuse que le désir soit un don.
Tiphaine
Samoyault : Une des manières de lutter contre le rationalisme réducteur
peut être encore une fois le recours à d’autres langues. Vous intégrez des
termes arabes dans votre discours sur la psychanalyse. Par exemple, vous dites
la force d’un terme comme al-mourid en arabe qui veut dire le
disciple et qui signifie littéralement le « désirant » ou le
« voulant ». Pensez-vous que des termes arabes pourraient modifier la
langue de la raison, qu’ils seraient utiles pour penser autrement ?
L’élève,
l’étudiant, c’est en effet celui qui veut. Cela se dit surtout quand on
s’adresse à un maître. « Al-mourid »,
c’est ce que j’étais pour Lacan. Je me suis intéressé à la langue et aux
langues. Quand j’ai quitté l’Égypte, je voulais aller à Cambridge pour
rencontrer Wittgenstein. Mais je suis venu à Paris, je suis tombé névrosé ici à
Paris car je n’avais pas de rapports de proximité avec les professeurs. Ma
chance a été d’aller en analyse chez Marc Schlumberger. J’étais ami avec un
Égyptien qui voulait écrire une thèse sur le langage chez Husserl. Grâce à lui,
j’ai côtoyé Bachelard, qui a parlé un jour d’un jeune psychologue n’ayant pas
la réputation qu’il méritait (Lacan). Je suis alors allé à la Société
psychanalytique de Paris, en 1947, et Lacan m’a tout de suite intéressé car il
était le seul qui parlait de langage ; il parlait de la parole, ce qui
fait que j’ai commencé à penser qu’il y avait quelque chose à faire en France.
Dans le monde anglo-saxon, on parlait du langage mais pas de la parole. Je lui
ai demandé un contrôle. Il m’a demandé de parler de ma provenance, et lorsque
je lui ai dit que quand j’étais né mon père était en prison, il a dit, de façon
très sympathique : « alors vous avez été élevé par des
femmes ! » Je lui ai dit non, j’avais un troupeau d’oncles !
De tous, c’est de lui que
j’ai reçu le plus. Pour lui, tout ce qui s’appelle différence, quelle que soit
sa place sociale, est intéressant. Chacun n’a que le poids que lui donne sa
parole. On n’avait, de part et d’autre, aucune thèse à défendre.
Michel
Plon : Est-ce qu’à la fin de sa vie il n’a pas été enfermé dans
les difficultés de son école ?
Oui, c’est sûr. Il
voulait des psychanalystes sauvés de la psychologie ou du comportementalisme,
il était devenu militant. Or on ne peut pas être psychanalyste et militant. On
ne peut pas mener une analyse tout en ayant le désir affiché de quelque chose.
Il a été victime de ce dont il avait fait une cause. Son rêve d’une école
purement psychanalytique échappant aux effets institutionnels, aux luttes de
pouvoir, à tous les effets de prestance, s’est révélé être effectivement un rêve :
il a été tenté d’affirmer par divers moyens un pouvoir, une autorité autre que
celle que lui donnaient son œuvre et son enseignement, et cela a suscité des
résistances, des luttes internes. Sans doute y a-t-il un lien entre cet
échec-là et ce qui fait suite à la dissolution de l’École, à savoir une
division incessante entre groupes, associations, écoles, dont les membres se
réunissent invariablement autour d’un guide, d’un chef censé les guider vers on
ne sait quel paradis.
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