Alain Blanchet :
« Guérir, c’est sortir de soi »
Propos recueillis par Jean-François Marmion
Article modifié le 01/07/2016
L’efficacité des
psychothérapies, malgré leurs diversités, repose en grande partie sur
l’alliance thérapeutique, libérant elle-même la parole du patient… Ou plus
exactement son « dire », selon Alain Blanchet, professeur émérite de
psychologie à Paris 8 et auteur de Les Psychologies sont-elles
rationnelles ? Dire, faire dire et guérir (PUG, 2016). Tout cela
dans un cadre thérapeutique comportant sa part de théâtre, pour mieux sortir de
son rôle habituel.
Au début de votre
dernier livre, vous qualifiez les différents modèles psychothérapeutiques
d'« apnées théoriques ». Que voulez-vous dire exactement ?
D'abord, s'agit-il
vraiment de théories ? Oui, peut-être au sens dogmatique ou métaphysique
du terme, en tout cas ce ne sont pas des théories scientifiques puisqu'elles ne
sont pas fondées sur des faits, mais confirmées par ce qu'elles produisent
elles-mêmes comme effets. Il n'y a pas d'oxygène dans ces conceptions !
Comme Wittgenstein, on peut penser que les thérapies reposent sur des
mythologies. Par exemple, la psychanalyse est fondée sur un système théorique
complexe qui fonctionne bien, mais ce n'est pas une théorie au sens
scientifique du terme.
Certaines thérapies
comme les TCC ou l’EMDR sont tout de même soucieuses de montrer leur efficacité
avec des assises scientifiques solides ?
Ce n'est pas ce que
je crois : leur principe actif n'est pas déterminé, ni totalement
expliqué. Pourquoi les TCC revendiquent-elles encore cette idée de
« schéma dépressogène », dont l’assise scientifique reste à
démontrer ? Quant à l’EDMR, il s’agit pour moi d’une version nouvelle,
extrêmement technicisée, très efficace, de l'hypnose. Mais sa revendication
d'une explication neurologique ne repose sur rien : vous pouvez invoquer
le cerveau de la même manière que les Grecs évoquaient les dieux de
l'Olympe ! Comment peut-il y avoir autant de théories, de types de
psychothérapies différentes, qui amènent globalement les patients à
guérir ? Si leur efficacité est bonne et à peu près générale, pourquoi
recourir à des explications aussi différentes ?
Les thérapies ont
tout de même l’alliance thérapeutique comme dénominateur commun ?
De nombreuses
études montrent en effet que la variance des effets produits par les
psychothérapies s'explique à peu près à 50 % par des facteurs communs,
principalement les caractéristiques des thérapeutes comme la sensibilité, la
flexibilité, la capacité de comprendre le point de vue de l’autre… C'est bien
de montrer cela, mais ce n'est pas ce qui me paraît le plus important :
c'est le type de lien qui prime. Car même les meilleurs thérapeutes sont plus
ou moins bons suivant les patients. Parfois, ça ne prend pas : c'est donc
l'interaction qu'il faut considérer. Elle est typiquement langagière, le corps
en faisant partie. J'insiste moins sur le langage que sur le dire. Ça ne fait
pas forcément du bien de parler, ce qui fait du bien c’est de dire, et dire ne
peut se faire que dans l'interaction avec autrui. La psychothérapie est un lieu
de recherche de vérité de soi, de son rapport à l'autre et au monde. La
psychothérapie nous libère de nous-mêmes. Elle apprend à cesser de se chercher.
Le dire peut aider
à guérir, mais il peut aussi rendre malade à force de ressasser des
culpabilités, des obsessions… Il est à la fois le bourreau et le sauveur ?
Absolument. Le
ressassement est extrêmement pathogène, et c'est justement le rôle du
thérapeute, par son action dissociative plus ou moins forte, de ne pas laisser
le patient se perdre dans sa parole. En déstabilisant cette parole, le
thérapeute tend à positionner le patient dans un hors champ de son langage
ordinaire.
Vous insistez
beaucoup sur ce phénomène de dissociation, justement. Comment le définir, et
quel rôle joue-t-il dans le processus thérapeutique ?
En me relisant, je
me suis dit que je n'aurais pas dû employer ce terme, utilisé par Bleuler qui y
voyait le signe de la schizophrénie : il faudrait plutôt parler de
distraction attentionnelle. Quand Rogers dit qu'il est sans intérêt de
continuer de discuter sur le problème du patient en tant que tel, il dit que ce
n'est pas dans le problème qu'on trouve la solution. Les systémiciens comme
Watzlawick et Bateson le disent, eux aussi : il faut sortir du champ pour
trouver un autre point de vue, un autre angle. C'est ça, la dissociation. Elle
est très claire par exemple dans le traitement hypnotique des patients
traumatisés. Une fois l'alliance thérapeutique renforcée, la confiance totale
établie, on leur demande de s'imaginer dans un cinéma, et de regarder le film
de ce qui leur est arrivé. On peut même leur demander d'être l'opérateur, celui
qui se trouve derrière la salle, derrière le petit carré d’où sort la lumière,
et de se regarder en train de regarder le film de leur histoire
traumatique. Plus on est souffrant, plus on se remet dans les mains de
quelqu'un en qui on a confiance, plus facilement on arrive à cette
dissociation.
C'est un peu comme
la méditation, où vous demande de « dé-fusionner » d’avec vos
pensées ?
Exactement. Il est
curieux que guérir de soi soit sortir de soi. La dissociation, c'est devenir
quelqu'un d'autre qui regarde le soi habituel. C'est un paradoxe. Ce soi
souffrant est oublié, il disparaît, il s'évanouit.
La dissociation se
trouve aussi à la base de l'état hypnotique : on se retrouve à la fois
conscient et spectateur, abandonné le cas échéant aux suggestions du
thérapeute.
C'est très étrange,
mais je suis toujours surpris par cela. Il existe des niveaux de dissociation,
donc d'états hypnotiques, très différents en fonction des personnes. Les
thérapeutes pratiquant l'hypnose sont eux-mêmes souvent étonnés. Cela reste un
phénomène mystérieux. Pour ma part, je pense que la psychanalyse relève de
l'hypnose légère : il s’agit de placer le patient dans une situation où il
contrôle moins ses pensées, ses gestes, son corps. Il s'en remet plus ou moins
à son thérapeute. Pour les TCC, c'est un peu plus compliqué à cause de leur
revendication de l’aspect « éducatif » de la pratique ou du moins de
la fonction de désapprentissage. Il n’en reste pas moins que la confiance
absolue en quelqu'un est la clé de la cessation des troubles.
On en revient
toujours aux vieux débats de la fin du XIXe siècle entre Charcot et Bernheim,
hypnose et suggestion. Finalement, une psychothérapie n'est-elle pas juste une
suggestion acceptée par le patient ?
Je pense que
c'était l'opinion de Freud de soutenir la position de Bernheim même s'il a
toujours reconnu Charcot comme son maître. Charcot ne voyait pas forcément dans
l'hypnose un effet psychologique, mais plutôt biologique. Le terme de
suggestion me gêne quand même. Il voudrait dire qu'on est soumis à l'influence
de quelqu'un de charismatique, or les psychothérapies échappent à ce phénomène
sectaire précisément parce que l’action du thérapeute consiste aussi à
s'effacer en tant que personne impliquée dans la relation. D’où cette
aspiration, chez le patient, à trouver une forme de liberté pour soi plutôt que
de se soumettre à un autre.
Mais le thérapeute
peut-il s'empêcher de faire des suggestions, ne serait-ce que par ses silences
ou ses « hmm hmm » ? Il renforce toujours un discours ou un
autre, une attitude…
Bien sûr. Mais ça
peut presque fonctionner dans les deux sens. Le patient parfois aussi adresse
des réflexions qui visent à faire plaisir au thérapeute.
Le patient peut-il
alors développer des symptômes pour plaire aux thérapeutes ?
Tout est possible
dans le courant de la thérapie.
Vous parlez de la
représentation de soi. Quelle est la part de théâtre dans une
psychothérapie ? Y a-t-il un rôle, un discours attendu de la part du
patient et peut-être celle du thérapeute ?
C'est bien un
théâtre, mais très particulier dans lequel on est à la fois spectateur et
acteur. On gagne sur tous les tableaux ! C'est un lieu où l’on se rejoue.
Les rôles sont vite compris. Par exemple, on peut chercher qui imite qui :
au bout d'une quinzaine ou d'une vingtaine de séances, les patients parlent
comme leur thérapeute. Mais les thérapeutes, eux, ne changent pas : ils
maintiennent leur professionnalisme. C'est un théâtre où petit à petit les
rôles et les postures s'ajustent. Mais je ne suis pas sûr que les rôles soient
les mêmes dans toutes les obédiences thérapeutiques car elles impliquent des
mises en scène différentes.
Qu'appelez-vous les
« éternelles mises à jour du soi » ?
Le soi est une
notion obscure surtout littéraire. Le soi n'est jamais que l'objet que regarde
le moi. Les autres exercent évidemment une influence sur cette perception.
Certains patients ne cherchent pas nécessairement leur soi. D'autres ont le
sentiment que leur caractère, leur personnalité, sont leur soi, leur petite
patrie à eux. Croire en un soi immuable peut relever selon moi de la
psychopathologie. Les psychothérapies créent cette possibilité de changement de
point de vue ou de regard sur soi.
Être guéri, c'est
donc accepter de retrouver une fluidité, de changer ?
Absolument !
Élargir son champ de connaissance des autres et de soi-même, découvrir des
mondes nouveaux.
Ce qui est
primordial, c'est de lâcher prise en quelque sorte ?
C'est en effet ne
plus être dans un rapport au monde de conquête, d'évaluation, de jugement.
C'est tout d'un coup retrouver une sorte de liberté sans ruminations et sans
projets impossibles. On retrouve de tels préceptes dans beaucoup de
philosophies orientales. Il manque aujourd’hui une anthropologie de la
psychothérapie, les guérisseurs et les chamanes dans un rapport étroit avec la
société et la culture dans laquelle ils vivent, font jouer des ressorts tout à
fait efficaces dont les principes actifs ne sont pas très éloignés de ceux de
la psychothérapie occidentale. Pour moi le psychothérapeute reste un
intercesseur entre le connu et le méconnu, du patient.
COMMENTAIRES
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article
Rationalité des psychothérapies
Noureddine KRIDIS
-
le 01/02/2017
J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt et de plaisir l'échange entre
Blanchet et Van Rillaer. Je souhaite simplement introduire la question du sens
(de la vie, du travail...)et le rôle des psychothérapies à l'approcher selon la
position de départ du patient. Le sens est-il rationnel? J'aimerai ajouter que
souvent les personnes heureuses sont plutôt dans "l'association" car
la sensation du bonheur est justement dans une forme d'oubli de soi. Alors que
souvent aussi, l'on se rend compte que l'on est sorti d'une dépression à
l'occasion d'un dédoublement qui pourrait se traduire par une auto-proclamation
"tiens, je me sens mieux, je suis autre, je ne suis plus malade..."
Alors le sens de toutes les psychothérapies n'est-il pas dans l'administration,
non pas de la preuve, mais de la contre -preuve. L'on comprend ainsi
l'importance du paradoxe, depuis les grecs dans l'accompagnement des personnes
et la prescription donnée de Watzlawick déjà au niveau des titres de deux
petits ouvrages "comment réussir à échouer?" et "Faites vous
votre malheur".
N.K
Professeur des Universités
N.K
Professeur des Universités
Rationalité des psychothérapies
Blanchet Alain
-
le 21/07/2016
Je remercie Jacques Van Rillaer pour la qualité de son
commentaire presque toujours juste, sauf sur un point, je cite :
"On peut se demander si la conception de Blanchet, qui guide sa pratique, est une “apnée théorique” parmi d’autres."
Je ne propose pas une conception thérapeutique supplémentaire, mais une réflexion anthropologique large sur ces pratiques multiples qui ont pourtant toutes un air de famille. Cette réflexion est adossée à des recherches expérimentales sur le dire et la compréhension des effets de l'interaction langagière en s'inspirant largement de la recherche en pragmatique du langage et de la communication.
Alain Blanchet
"On peut se demander si la conception de Blanchet, qui guide sa pratique, est une “apnée théorique” parmi d’autres."
Je ne propose pas une conception thérapeutique supplémentaire, mais une réflexion anthropologique large sur ces pratiques multiples qui ont pourtant toutes un air de famille. Cette réflexion est adossée à des recherches expérimentales sur le dire et la compréhension des effets de l'interaction langagière en s'inspirant largement de la recherche en pragmatique du langage et de la communication.
Alain Blanchet
Commentaires
Jacques Van Rillaer
-
le 20/07/2016
1) Pour Blanchet, les psychothérapies reposent, in fine, sur des
mythologies. Il invoque l’autorité de Wittgenstein qui, en connaissance de
cause, s’était prononcé UNIQUEMENT sur la psychanalyse:
«La séduction des idées de Freud est exactement celle qu'exerce la mythologie» (“Leçons et conversations sur l'esthétique, la psychologie et la croyance religieuse”. Extraits dans “Freud. Jugements et témoignages”, PUF,p. 266).
Pour connaître les arguments de Wittgenstein, lire le remarquable ouvrage de J. Bouveresse: Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud. Ed. de l'éclat, 1991, 141 p.
2) On peut se demander si la conception de Blanchet, qui guide sa pratique, est une “apnée théorique” parmi d’autres ou si lui est le génie qui se fonde, enfin, sur des faits parfaitement objectifs et sur une conception vraiment solide.
3) Les TCC, c’est tout de même beaucoup plus que l’idée du “schéma dépressogène” de Beck, l'ancêtre de la “thérapie cognitive” ! C’est sont des centaines d’études qui montrent par exemple l’efficacité de l’“exposition” pour le traitement des phobies ou de l’“exposition avec prévention de réponse” pour le traitement des TOC.
4) “Dire” suffit certes pour les trouble mineurs (petits angoisses, dépressions transitoires, deuils non pathologiques, etc.). Mais, même si “dire” est l’occasion de dire autrement et de modifier des “schémas cognitifs”, cela reste souvent insuffisant dès que les problèmes sont importants. Il faut en plus organiser méthodiquement de nouvelles tentatives d’AGIR. Les thérapeutes “cognitivistes” les plus réputés l’ont eux-mêmes admis. Meichenbaum p.ex. écrit : “La meilleure façon d'opérer un changement de ses propres structures cognitives consiste à expérimenter des actions faisant découvrir que les anciennes structures cognitives sont discutables et peu fondées, et que l'adoption de nouvelles structures, mieux adaptées, est gratifiante. Les données de l'expérience (c'est-à-dire les résultats d'expérimentations personnelles) fournissent la base la plus convaincante pour modifier sa propre identité, le monde et leur interaction” ("Stress inoculation training", Pergamon, 1988, p. 9)
5) D’accord pour reconnaître l’importance des facteurs communs aux thérapies, comme je l’ai aussi
«La séduction des idées de Freud est exactement celle qu'exerce la mythologie» (“Leçons et conversations sur l'esthétique, la psychologie et la croyance religieuse”. Extraits dans “Freud. Jugements et témoignages”, PUF,p. 266).
Pour connaître les arguments de Wittgenstein, lire le remarquable ouvrage de J. Bouveresse: Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud. Ed. de l'éclat, 1991, 141 p.
2) On peut se demander si la conception de Blanchet, qui guide sa pratique, est une “apnée théorique” parmi d’autres ou si lui est le génie qui se fonde, enfin, sur des faits parfaitement objectifs et sur une conception vraiment solide.
3) Les TCC, c’est tout de même beaucoup plus que l’idée du “schéma dépressogène” de Beck, l'ancêtre de la “thérapie cognitive” ! C’est sont des centaines d’études qui montrent par exemple l’efficacité de l’“exposition” pour le traitement des phobies ou de l’“exposition avec prévention de réponse” pour le traitement des TOC.
4) “Dire” suffit certes pour les trouble mineurs (petits angoisses, dépressions transitoires, deuils non pathologiques, etc.). Mais, même si “dire” est l’occasion de dire autrement et de modifier des “schémas cognitifs”, cela reste souvent insuffisant dès que les problèmes sont importants. Il faut en plus organiser méthodiquement de nouvelles tentatives d’AGIR. Les thérapeutes “cognitivistes” les plus réputés l’ont eux-mêmes admis. Meichenbaum p.ex. écrit : “La meilleure façon d'opérer un changement de ses propres structures cognitives consiste à expérimenter des actions faisant découvrir que les anciennes structures cognitives sont discutables et peu fondées, et que l'adoption de nouvelles structures, mieux adaptées, est gratifiante. Les données de l'expérience (c'est-à-dire les résultats d'expérimentations personnelles) fournissent la base la plus convaincante pour modifier sa propre identité, le monde et leur interaction” ("Stress inoculation training", Pergamon, 1988, p. 9)
5) D’accord pour reconnaître l’importance des facteurs communs aux thérapies, comme je l’ai aussi
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