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القسم الأول:
Art. 1. Que
ce qui est passion au regard d’un sujet est toujours action à quelque autre
égard.[modifier]
Il n’y a
rien en quoi paraisse mieux combien les sciences que nous avons des anciens
sont défectueuses qu’en ce qu’ils ont écrit des passions. Car, bien que ce soit
une matière dont la connaissance a toujours été fort recherchée, et qu’elle ne
semble pas être des plus difficiles, à cause que chacun les sentant en soi-même
on n’a point besoin d’emprunter d’ailleurs aucune observation pour en découvrir
la nature, toutefois ce que les anciens en ont enseigné est si peu de
chose, et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir (328) aucune
espérance d’approcher de la vérité qu’en m’éloignant des chemins qu’ils ont
suivis. C’est pourquoi je serai obligé d’écrire ici en même façon que si je
traitais d’une matière que jamais personne avant moi n’eût touchée. Et pour
commencer, je considère que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est
généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel
il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu’il arrive. En sorte
que, bien que l’agent et le patient soient souvent fort différents, l’action et
la passion ne laissent pas d’être toujours une même chose qui a ces deux noms,
à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter.
Art. 2. Que pour connaître les
passions de l’âme il faut distinguer ses fonctions d’avec celles du corps.[modifier]
Puis aussi
je considère que nous ne remarquons point qu’il y ait aucun sujet qui agisse
plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe, et que
par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est
communément en lui une action ; en sorte qu’il n’y a point de meilleur
chemin pour venir à la connaissance de nos passions que d’examiner la
différence qui est entre l’âme et le corps, afin de connaître auquel des deux
on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous. (329)
Art. 3. Quelle règle on doit suivre
pour cet effet.[modifier]
A quoi on ne
trouvera pas grande difficulté si on prend garde que tout ce que nous
expérimentons être en nous, et que nous voyons aussi pouvoir être en des corps
tout à fait inanimés, ne doit être attribué qu’à notre corps ; et, au
contraire, que tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune
façon pouvoir appartenir à un corps, doit être attribué à notre âme.
Art. 4. Que la chaleur et le
mouvement des membres procèdent du corps, et les pensées de l’âme.[modifier]
Ainsi, à
cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous
avons raison de croire que toutes sortes de pensées qui sont en nous
appartiennent à l’âme. Et à cause que nous ne doutons point qu’il y ait des
corps inanimés qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que
les nôtres, et qui ont autant ou plus de chaleur (ce que l’expérience fait voir
en la flamme, qui seule a beaucoup plus de chaleur et de mouvement
qu’aucun de nos membres), nous devons croire que toute la chaleur et tous les
mouvements qui sont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point de la pensée,
n’appartiennent qu’au corps. (330)
Art. 5. Que c’est erreur de croire
que l’âme donne le mouvement et la chaleur au corps.[modifier]
Au moyen de
quoi nous éviterons une erreur très considérable en laquelle plusieurs sont
tombés, en sorte que j’estime qu’elle est la première cause qui a empêché qu’on
n’ait pu bien expliquer jusques ici les passions et les autres choses qui
appartiennent à l’âme. Elle consiste en ce que, voyant que tous les corps morts
sont privés de chaleur et ensuite de mouvement, on s’est imaginé que c’était
l’absence de l’âme qui faisait cesser ces mouvements et cette chaleur. Et ainsi
on a cru sans raison que notre chaleur naturelle et tous les mouvements de nos
corps dépendent de l’âme, au lieu qu’on devait penser au contraire que l’âme ne
s’absente, lorsqu’on meurt, qu’à cause que cette chaleur cesse, et que les
organes qui servent à mouvoir le corps se corrompent.
Art. 6. Quelle différence il y a
entre un corps vivant et un corps mort.[modifier]
Afin donc
que nous évitions cette erreur, considérons que la mort n’arrive jamais par la
faute de l’âme, mais seulement parce que quelqu’une des principales parties du
corps se corrompt ; et jugeons que le corps d’un homme vivant diffère
autant de celui d’un homme (331) mort que fait une montre, ou autre automate
(c’est-à-dire autre machine qui se meut de soi-même), lorsqu’elle est montée et
qu’elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est
instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre ou
autre machine, lorsqu’elle est rompue et que le principe de son mouvement cesse
d’agir.
Art. 7. Brève explication des
parties du corps, et de quelques-unes de ses fonctions.[modifier]
Pour rendre
cela plus intelligible, j’expliquerai ici en peu de mots toute la façon dont la
machine de notre corps est composée. Il n’y a personne qui ne sache déjà qu’il
y a en nous un cœur, un cerveau, un estomac, des muscles, des nerfs, des
artères, des veines, et choses semblables. On sait aussi que les viandes qu’on
mange descendent dans l’estomac et dans les boyaux, d’où leur suc, coulant
dans le foie et dans toutes les veines, se mêle avec le sang qu’elles
contiennent, et par ce moyen en augmente la quantité. Ceux qui ont tant soit
peu ouï parler de la médecine savent, outre cela, comment le cœur est composé
et comment tout le sang des veines peut facilement couler de la veine cave en
son côté droit, et de là passer dans le poumon par le vaisseau qu’on nomme la
veine artérieuse, puis retourner du poumon dans le côté gauche du cœur par le
vaisseau nommé l’artère veineuse, et enfin passer de là dans la (332) grande
artère, dont les branches se répandent par tout le corps. Même tous ceux que
l’autorité des anciens n’a point entièrement aveuglés, et qui ont voulu ouvrir
les yeux pour examiner l’opinion d’Hervaeus touchant la circulation du sang, ne
doutent point que toutes les veines et les artères du corps ne soient comme des
ruisseaux par où le sang coule sans cesse fort promptement, en prenant son
cours de la cavité droite du cœur par la veine artérieuse, dont les branches
sont éparses en tout le poumon et jointes à celles de l’artère veineuse, par
laquelle il passe du poumon dans le côté gauche du cœur ; puis de là il va
dans la grande artère, dont les branches, éparses par tout le reste du corps,
sont jointes aux branches de la veine cave, qui portent derechef le même sang
en la cavité droite du cœur ; en sorte que ces deux cavités sont
comme des écluses par chacune desquelles passe tout le sang à chaque tour qu’il
fait dans le corps. De plus, on sait que tous les mouvements des membres
dépendent des muscles, et que ces muscles sont opposés les uns aux autres, en
telle sorte que, lorsque l’un d’eux s’accourcit, il tire vers soi la partie du
corps à laquelle il est attaché, ce qui fait allonger au même temps le muscle
qui lui est opposé ; puis, s’il arrive en un autre temps que ce dernier
s’accourcisse, il fait que le premier se rallonge, et il retire vers soi la
partie à laquelle ils sont attachés. Enfin on
sait que tous ces mouvements des muscles, comme aussi tous les sens, dépendent
des nerfs, qui sont comme de petits filets ou comme de petits tuyaux qui
viennent tous du cerveau, et contiennent ainsi que lui un certain air ou vent
très subtil qu’on nomme les esprits animaux. (333)
Art. 8. Quel est le principe de
toutes ces fonctions.[modifier]
Mais on ne
sait pas communément en quelle façon ces esprits animaux et ces nerfs
contribuent aux mouvements et aux sens, ni quel est le principe corporel qui
les fait agir. C’est pourquoi, encore que j’en aie déjà touché quelque chose en
d’autres écrits, je ne laisserai pas de dire ici succinctement
que, pendant que nous vivons, il y a une chaleur continuelle en notre
cœur, qui est une espèce de feu que le sang des veines y entretient, et que ce
feu est le principe corporel de tous les mouvements de nos membres.
Art. 9. Comment se fait le mouvement
du cœur.[modifier]
Son premier
effet est qu’il dilate le sang dont les cavités du cœur sont remplies ; ce
qui est cause que ce sang, ayant besoin d’occuper un plus grand lieu, passe
avec impétuosité de la cavité droite dans la
veine artérieuse, et de la gauche dans la grande artère ; puis, cette
dilatation cessant, il entre incontinent de nouveau sang de la veine cave en la
cavité droite du cœur, et de l’artère veineuse en la gauche. Car il y a de
petites peaux aux entrées de ces quatre vaisseaux, tellement disposées qu’elles
font que le sang ne peut entrer dans le cœur (334) que par les deux derniers ni
en sortir que par les deux autres. Le nouveau sang entré dans le cœur y est
incontinent après raréfié en même façon que le précédent. Et c’est en cela seul
que consiste le pouls ou battement du cœur et des artères ; en sorte que
ce battement se réitère autant de fois qu’il entre de nouveau sang dans le
cœur. C’est aussi cela seul qui donne au sang son mouvement, et fait qu’il
coule sans cesse très vite en toutes les artères et les veines, au moyen de
quoi il porte la chaleur qu’il acquiert dans le cœur à toutes les autres
parties du corps, et il leur sert de nourriture.
Art. 10. Comment les esprits animaux
sont produits dans le cerveau.[modifier]
Mais ce
qu’il y a ici de plus considérable, c’est que toutes les plus vives et plus
subtiles parties du sang que la chaleur a raréfiées dans le cœur entrent sans
cesse en grande quantité dans les cavités du cerveau. Et la raison qui fait qu’elles y vont plutôt qu’en aucun
autre lieu, est que tout le sang qui sort du cœur par la grande artère prend
son cours en ligne droite vers ce lieu-là, et que, n’y pouvant pas tout entrer,
à cause qu’il n’y a que des passages fort étroits, celles de ses parties qui
sont les plus agitées et les plus subtiles y passent seules pendant que le
reste se répand en tous les autres endroits du corps. Or, ces parties du sang
très subtiles composent les esprits animaux. Et elles n’ont besoin à cet effet
de recevoir aucun autre changement dans le cerveau, sinon qu’elles y sont
séparées des autres parties du sang moins subtiles. Car ce que je nomme ici des
esprits ne sont que des corps, et ils (335) n’ont point d’autre propriété sinon
que ce sont des corps très petits et qui se meuvent très vite, ainsi que
les parties de la flamme qui sort d’un flambeau. En sorte qu’ils ne s’arrêtent
en aucun lieu, et qu’à mesure qu’il en entre quelques-uns dans les cavités du
cerveau, il en sort aussi quelques autres par les pores qui sont en sa
substance, lesquels pores les conduisent dans les nerfs, et de là dans les
muscles, au moyen de quoi ils meuvent le corps en toutes les diverses façons
qu’il peut être mû.
Art. 11. Comment se font les
mouvements des muscles.[modifier]
Car la seule
cause de tous les mouvements des membres est que quelques muscles
s’accourcissent et que leurs opposés s’allongent, ainsi qu’il a déjà été
dit ; et la seule cause qui fait qu’un muscle s’accourcit plutôt que son
opposé est qu’il vient tant soit peu plus d’esprits du cerveau vers lui que
vers l’autre. Non pas que les esprits qui viennent immédiatement du cerveau
suffisent seuls pour mouvoir ces muscles, mais ils déterminent les autres
esprits qui sont déjà dans ces deux muscles à sortir tous fort promptement de
l’un d’eux et passer dans l’autre ; au moyen de quoi celui d’où ils
sortent (336) devient plus long et plus lâche ; et celui dans lequel ils
entrent, étant promptement enflé par eux, s’accourcit et tire le membre auquel
il est attaché. Ce qui est facile à concevoir, pourvu que l’on sache qu’il
n’y a que fort peu d’esprits animaux qui viennent continuellement du cerveau
vers chaque muscle, mais qu’il y en a toujours quantité d’autres enfermés dans
le même muscle qui s’y meuvent très vite, quelquefois en tournoyant seulement
dans le lieu où ils sont, à savoir, lorsqu’ils ne trouvent point de passages
ouverts pour en sortir, et quelquefois en coulant dans le muscle opposé.
D’autant qu’il y a de petites ouvertures en chacun de ces muscles par où ces
esprits peuvent couler de l’un dans l’autre, et qui sont tellement disposées
que, lorsque les esprits qui viennent du cerveau vers l’un d’eux ont tant soit
peu plus de force que ceux qui vont vers l’autre, ils ouvrent toutes les
entrées par où les esprits de l’autre muscle peuvent passer en celui-ci, et
ferment en même temps toutes celles par où les esprits de celui-ci peuvent
passer en l’autre ; au moyen de quoi tous les esprits contenus auparavant
en ces deux muscles s’assemblent en l’un d’eux fort promptement, et ainsi
l’enflent et l’accourcissent, pendant que l’autre s’allonge et se relâche.
Art. 12. Comment les objets de dehors
agissent contre les organes des sens.[modifier]
Il reste
encore ici à savoir les causes qui font que les esprits ne coulent pas
toujours du cerveau dans les (337) muscles en même façon, et qu’il en vient
quelquefois plus vers les uns que vers les autres. Car, outre l’action de
l’âme, qui véritablement est en nous l’une de ces causes, ainsi que je dirai
ci-après, il y en a encore deux autres qui ne dépendent que du corps,
lesquelles il est besoin de remarquer. La première consiste en la diversité des
mouvements qui sont excités dans les organes des sens par leurs objets, laquelle j’ai déjà expliquée assez
amplement en la Dioptrique ; mais afin que ceux qui verront cet écrit
n’aient pas besoin d’en avoir lu d’autres, je répéterai ici qu’il y a trois
choses à considérer dans les nerfs, à savoir : leur mœlle, ou substance
intérieure qui s’étend en forme de petits filets depuis le cerveau, d’où elle
prend son origine, jusques aux extrémités des autres membres auxquelles ces
filets sont attachés ; puis les peaux qui les environnent et qui, étant
continues avec celles qui enveloppent le cerveau, composent de petits tuyaux
dans lesquels ces petits filets sont enfermés ; puis enfin les esprits animaux qui, étant portés par ces mêmes
tuyaux depuis le cerveau jusques aux muscles, sont cause que ces filets y
demeurent entièrement libres et étendus, en telle sorte que la moindre chose
qui meut la partie du corps où l’extrémité de quelqu’un d’eux est attachée,
fait mouvoir par même moyen la partie du cerveau d’où il vient, en même façon
que lorsqu’on tire un des bouts d’une corde on fait mouvoir l’autre. (338)
Art. 13. Que cette action des objets
de dehors peut conduire diversement les esprits dans les muscles.[modifier]
Et j’ai
expliqué en la Dioptrique comment tous les objets de la vue ne se communiquent
à nous que par cela seul qu’ils meuvent localement, par l’entremise des corps
transparents qui sont entre eux et nous, les petits filets des nerfs optiques
qui sont au fond de nos yeux, et ensuite les endroits du cerveau d’où viennent
ces nerfs ; qu’ils les meuvent, dis-je, en autant de diverses façons
qu’ils nous font voir de diversités dans les choses, et que ce ne sont pas
immédiatement les mouvements qui se font en l’œil, mais ceux qui se font dans
le cerveau, qui représentent à l’âme ces objets. A l’exemple de quoi il est
aisé de concevoir que les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, la
douleur, la faim, la soif, et généralement tous les objets, tant de nos autres
sens extérieurs que de nos appétits intérieurs, excitent aussi quelque
mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusqu’au cerveau. Et outre que ces divers mouvements du cerveau font avoir
à notre âme divers sentiments, ils
peuvent aussi faire sans elle que les esprits prennent leur cours vers
certains muscles plutôt que vers d’autres, et ainsi qu’ils meuvent nos membres.
Ce que je prouverai seulement ici par un exemple. Si quelqu’un avance
promptement (339) sa main contre nos yeux, comme pour nous frapper, quoique
nous sachions qu’il est notre ami, qu’il ne fait cela que par jeu et qu’il se
gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous
empêcher de les fermer ; ce qui montre que ce n’est point par l’entremise
de notre âme qu’ils se ferment puisque c’est contre notre volonté, laquelle est
sa seule ou du moins sa principale action, mais que c’est à cause que la
machine de notre corps est tellement composée que le mouvement de cette main
vers nos yeux excite un autre mouvement en notre cerveau, qui conduit les
esprits animaux dans les muscles qui font abaisser les paupières.
Art. 14. Que la diversité qui est
entre les esprits peut aussi diversifier leur cours.[modifier]
L’autre
cause qui sert à conduire diversement les esprits animaux dans les muscles est
l’inégale agitation de ces esprits et la diversité de leurs parties. Car
lorsque quelques-unes de leurs parties sont plus grosses et plus agitées que
les autres, elles passent plus avant en ligne droite dans les cavités et dans
les pores du cerveau, et par ce moyen sont conduites en d’autres muscles
qu’elles ne le seraient si elles avaient moins de force. (340)
Art. 15. Quelles sont les causes de
leur diversité.[modifier]
Et cette
inégalité peut procéder des diverses matières dont ils sont composés, comme on
voit en ceux qui ont bu beaucoup de vin que les vapeurs de ce vin, entrant
promptement dans le sang, montent du cœur au cerveau, où elles se convertissent
en esprits qui, étant plus forts et plus abondants que ceux qui y sont
d’ordinaire, sont capables de mouvoir le corps en plusieurs étranges façons.
Cette inégalité des esprits peut aussi procéder des diverses dispositions du
cœur, du foie, de l’estomac, de la rate et de toutes les autres parties qui
contribuent à leur production. Car il faut principalement ici remarquer
certains petits nerfs insérés dans la base du cœur qui servent à élargir et
étrécir les entrées de ces concavités, au moyen de quoi le sang, s’y dilatant
plus ou moins fort, produit des esprits diversement disposés. Il faut aussi
remarquer que, bien que le sang qui entre dans le cœur y vienne de tous les
autres endroits du corps, il arrive souvent néanmoins qu’il y est davantage
poussé de quelques parties que des autres, à cause que les nerfs et les muscles
qui répondent à ces parties-là le pressent ou l’agitent davantage, et que,
selon la diversité des parties desquelles il vient le plus, il se dilate
diversement dans le cœur, et ensuite produit des esprits qui ont des qualités différentes.
Ainsi, par exemple, celui qui vient de la partie inférieure du foie, où est le
fiel, (341) se dilate d’autre façon dans le cœur que celui qui vient de la
rate, et celui-ci autrement que celui qui vient des veines des bras ou des
jambes, et enfin celui-ci tout autrement que le suc des viandes, lorsque, étant
nouvellement sorti de l’estomac et des boyaux, il passe promptement par le foie
jusques au cœur.
Art. 16. Comment tous les membres
peuvent être mus par les objets des sens et par les esprits sans l’aide de
l’âme.[modifier]
Enfin il
faut remarquer que la machine de notre corps est tellement composée que tous
les changements qui arrivent au mouvement des esprits peuvent faire qu’ils
ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres, et réciproquement que,
lorsque quelqu’un de ces pores est tant soit peu plus ou moins ouvert que de
coutume par l’action des nerfs qui servent aux sens, cela change quelque chose
au mouvement des esprits, et fait qu’ils sont conduits dans les muscles qui
servent à mouvoir le corps en la façon qu’il est ordinairement mû
à l’occasion d’une telle action. En sorte que tous les mouvements que nous
faisons sans que notre volonté y contribue (comme il arrive souvent que nous
respirons, que nous marchons, que nous mangeons, et enfin que nous faisons
toutes les actions qui nous sont communes avec les bêtes) ne dépendent que de
la conformation de (342) nos membres et du cours que les esprits, excités par
la chaleur du cœur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et
dans les muscles, en même façon que le mouvement d’une montre est produit par
la seule force de son ressort et la figure de ses roues.
Art. 17. Quelles sont les fonctions
de l’âme.[modifier]
Après avoir
ainsi considéré toutes les fonctions qui appartiennent au corps seul, il est
aisé de connaître qu’il ne reste rien en nous que nous devions attribuer à
notre âme, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres, à
savoir : les unes sont les actions de l’âme, les autres sont ses passions.
Celles que je nomme ses actions sont toutes nos volontés, à cause que nous
expérimentons qu’elles viennent directement de notre âme, et semblent ne dépendre
que d’elle. Comme, au contraire, on peut généralement nommer ses passions
toutes les sortes de perceptions ou connaissances qui se trouvent en nous,
à cause que souvent ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont,
et que toujours elle les reçoit des choses qui sont représentées par elles.
Art. 18. De la volonté.[modifier]
Derechef nos
volontés sont de deux sortes. Car les (343) unes sont des actions de l’âme qui
se terminent en l’âme même, comme lorsque nous voulons aimer Dieu ou
généralement appliquer notre pensée à quelque objet qui n’est point matériel.
Les autres sont des actions qui se terminent en notre corps, comme lorsque de
cela seul que nous avons la volonté de nous promener, il suit que nos jambes se
remuent et que nous marchons.
Art. 19. De la perception.[modifier]
Nos
perceptions sont aussi de deux sortes, et les unes ont l’âme pour cause, les
autres le corps. Celles qui ont l’âme pour cause sont les perceptions de nos
volontés et de toutes les imaginations ou autres pensées qui en dépendent. Car
il est certain que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous n’apercevions
par même moyen que nous la voulons ; et bien qu’au regard de notre âme ce
soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c’est aussi en
elle une passion d’apercevoir qu’elle veut. Toutefois, à cause que cette
perception et cette volonté ne sont en effet qu’une même chose, la dénomination
se fait toujours par ce qui est le plus noble, et ainsi on n’a point coutume de
la nommer une passion, mais seulement une action. (344)
Art. 20. Des imaginations et autres
pensées qui sont formées par l’âme.[modifier]
Lorsque
notre âme s’applique à imaginer quelque chose qui n’est point, comme à se
représenter un palais enchanté ou une chimère, et aussi lorsqu’elle s’applique
à considérer quelque chose qui est seulement intelligible et non point
imaginable, par exemple à considérer sa propre nature, les perceptions qu’elle
a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu’elle les
aperçoit. C’est pourquoi on a coutume de les considérer comme des actions
plutôt que comme des passions.
Art. 21. Des imaginations qui n’ont
pour cause que le corps.[modifier]
Entre les
perceptions qui sont causées par le corps, la plupart dépendent des
nerfs ; mais il y en a aussi quelques-unes qui n’en dépendent point, et
qu’on nomme des imaginations, ainsi que celles dont je viens de parler,
desquelles néanmoins elles diffèrent en ce que notre volonté ne s’emploie point
à les former, ce qui fait qu’elles ne peuvent être mises au nombre des actions
de l’âme, et elles ne procèdent que de ce que les esprits étant diversement
agités, et rencontrant les traces de diverses impressions qui ont précédé dans
le (345) cerveau, ils y prennent leur cours fortuitement par certains pores
plutôt que par d’autres. Telles sont les illusions de nos songes et aussi les
rêveries que nous avons souvent étant éveillés, lorsque notre pensée erre nonchalamment
sans s’appliquer à rien de soi-même. Or, encore que quelques-unes de ces
imaginations soient des passions de l’âme, en prenant ce mot en sa plus propre
et plus particulière signification, et qu’elles puissent être toutes ainsi
nommées, si on le prend en une signification plus générale, toutefois, parce
qu’elles n’ont pas une cause si notable et si déterminée que les perceptions
que l’âme reçoit par l’entremise des nerfs, et qu’elles semblent n’en être que
l’ombre et la peinture, avant que nous les puissions bien distinguer, il faut
considérer la différence qui est entre ces autres.
Art. 22. De la différence qui est
entre les autres perceptions.[modifier]
Toutes les
perceptions que je n’ai pas encore expliqué es viennent à l’âme par
l’entremise des nerfs, et il y a entre elles cette différence que nous les
rapportons les unes aux objets de dehors, qui frappent nos sens, les autres à
notre corps ou à quelques-unes de ses parties, et enfin les autres à notre âme.
(346)
Art. 23. Des perceptions que nous
rapportons aux objets qui sont hors de nous.[modifier]
Celles que
nous rapportons à des choses qui sont hors de nous, à savoir, aux objets de nos
sens, sont causées, au moins lorsque notre opinion n’est point fausse, par ces
objets qui, excitant quelques mouvements dans les organes des sens extérieurs,
en excitent aussi par l’entremise des nerfs dans le cerveau, lesquels font que
l’âme les sent. Ainsi lorsque nous voyons la lumière d’un flambeau et que nous
oyons le son d’une cloche, ce son et cette lumière sont deux diverses actions
qui, par cela seul qu’elles excitent deux divers mouvements en quelques-uns de
nos nerfs, et par leur moyen dans le cerveau, donnent à l’âme deux sentiments
différents, lesquels nous rapportons tellement aux sujets que nous supposons
être leurs causes, que nous pensons voir le flambeau même et ouïr la cloche,
non pas sentir seulement des mouvements qui viennent d’eux.
Art. 24. Des perceptions que nous
rapportons à notre corps.[modifier]
Les
perceptions que nous rapportons à notre corps ou à quelques-unes de ses parties
sont celles que nous avons de la faim, de la soif et de nos autres appétits
(347) naturels, à quoi on peut joindre la douleur, la chaleur et les autres
affections que nous sentons comme dans nos membres, et non pas comme dans les
objets qui sont hors de nous. Ainsi nous pouvons sentir en même temps, et par
l’entremise des mêmes nerfs, la froideur de notre main et la chaleur de la
flamme dont elle s’approche, ou bien, au contraire, la chaleur de la main et le
froid de l’air auquel elle est exposée, sans qu’il y ait aucune différence
entre les actions qui nous font sentir le chaud ou le froid qui est en notre
main et celles qui nous font sentir celui qui est hors de nous, sinon que l’une
de ces actions survenant à l’autre, nous jugeons que la première est déjà en
nous, et que celle qui survient n’y est pas encore, mais en l’objet qui la
cause.
Art. 25. Des perceptions que nous
rapportons à notre âme.[modifier]
Les
perceptions qu’on rapporte seulement à l’âme sont celles dont on sent les
effets comme en l’âme même, et desquelles on ne connaît communément aucune
cause prochaine à laquelle on les puisse rapporter. Tels sont les sentiments de
joie, de colère, et autres semblables, qui sont quelquefois excités en nous par
les objets qui meuvent nos nerfs, et quelquefois aussi par d’autres causes. Or,
encore que toutes nos perceptions, tant celles qu’on rapporte aux objets qui
sont hors de nous que celles qu’on rapporte aux diverses affections de notre
corps, soient véritablement des passions au regard (348) de notre âme lorsqu’on
prend ce mot en sa plus générale signification, toutefois on a coutume de le
restreindre à signifier seulement celles qui se rapportent à l’âme même, et ce
ne sont que ces dernières que j’ai entrepris ici d’expliquer sous le nom de
passions de l’âme.
Art. 26. Que les imaginations qui ne
dépendent que du mouvement fortuit des esprits, peuvent être d’aussi véritables
passions que les perceptions qui dépendent des nerfs.[modifier]
Il reste ici
à remarquer que toutes les mêmes choses que l’âme aperçoit par l’entremise des
nerfs lui peuvent aussi être représentées par le cours fortuit des esprits,
sans qu’il y ait autre différence sinon que les impressions qui viennent dans
le cerveau par les nerfs ont coutume d’être plus vives et plus expresses que
celles que les esprits y excitent : ce qui m’a fait dire en l’article
21 que celles-ci sont comme l’ombre ou la peinture des autres. Il faut aussi
remarquer qu’il arrive quelquefois que cette peinture est si semblable à la
chose qu’elle représente, qu’on peut y être trompé touchant les perceptions qui
se rapportent aux objets qui sont hors de nous, ou bien celles qui se
rapportent à quelques parties de notre corps, mais qu’on ne peut pas l’être en
même façon touchant les passions, d’autant qu’elles sont si proches et si
intérieures à notre âme qu’il est impossible qu’elle les sente sans qu’elles
soient véritablement telles qu’elle les sent. Ainsi souvent lorsqu’on dort, et
même (349) quelquefois étant éveillé, on imagine si fortement certaines choses
qu’on pense les voir devant soi ou les sentir en son corps, bien qu’elles n’y
soient aucunement ; mais, encore qu’on soit endormi et qu’on rêve, on ne
saurait se sentir triste ou ému de quelque autre passion, qu’il ne soit très
vrai que l’âme a en soi cette passion.
Art. 27. La définition des passions
de l’âme.[modifier]
Après avoir
considéré en quoi les passions de l’âme différent de toutes ses autres pensées,
il me semble qu’on peut généralement les définir des perceptions ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on
rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et
fortifiées par quelque mouvement des esprits.
Art. 28. Explication de la première
partie de cette définition.[modifier]
On les peut
nommer des perceptions lorsqu’on se sert généralement de ce mot pour signifier
toutes les pensées qui ne sont point des actions de l’âme ou des volontés, mais
non point lorsqu’on ne s’en sert que pour signifier des connaissances
évidentes. Car l’expérience fait voir que ceux qui sont les plus agités par
leurs passions ne sont pas ceux qui les connaissent le (350) mieux, et qu’elles
sont du nombre des perceptions que l’étroite alliance qui est entre l’âme et le
corps rend confuses et obscures. On les peut aussi nommer des sentiments, à
cause qu’elles sont reçues en l’âme en même façon que les objets des sens
extérieurs, et ne sont pas autrement connues par elle. Mais on peut encore
mieux les nommer des émotions de l’âme, non seulement à cause que ce nom peut
être attribué à tous les changements qui arrivent en elle, c’est-à-dire à
toutes les diverses pensées qui lui viennent, mais particulièrement parce que,
de toutes les sortes de pensées qu’elle peut avoir, il n’y en a point d’autres
qui l’agitent et l’ébranlent si fort que font ces passions.
Art. 29. Explication de son autre
partie.[modifier]
J’ajoute
qu’elles se rapportent particulièrement à l’âme, pour les distinguer des autres
sentiments qu’on rapporte, les uns aux objets extérieurs, comme les odeurs, les
sons, les couleurs ; les autres à notre corps, comme la faim, la soif, la
douleur. J’ajoute aussi qu’elles sont causées, entretenues et fortifiées par
quelque mouvement des esprits, afin de les distinguer de nos volontés, qu’on
peut nommer des émotions de l’âme qui se rapportent à elle, mais qui sont
causées par elle-même, et aussi afin d’expliquer leur dernière et plus prochaine
cause, qui les distingue derechef des autres sentiments. (351)
Art. 30. Que l’âme est unie à toutes
les parties du corps conjointement.[modifier]
Mais pour
entendre plus parfaitement toutes ces choses, il est besoin de savoir que l’âme
est véritablement jointe à tout le corps, et qu’on ne peut pas proprement dire
qu’elle soit en quelqu’une de ses parties à l’exclusion des autres, à cause
qu’il est un et en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses
organes qui se rapportent tellement tous l’un à l’autre que, lorsque
quelqu’un d’eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux. Et à cause qu’elle
est d’une nature qui n’a aucun rapport à l’étendue ni aux dimensions ou autres
propriétés de la matière dont le corps est composé, mais seulement à tout
l’assemblage de ses organes. Comme il paraît de ce qu’on ne saurait aucunement
concevoir la moitié ou le tiers d’une âme ni quelle étendue elle occupe, et
qu’elle ne devient point corps, mais qu’elle s’en sépare entièrement lorsqu’on
dissout l’assemblage de ses organes.
Art. 31. Qu’il y a une petite glande
dans le cerveau en laquelle l’âme exerce ses fonctions plus particulièrement
que dans les autres parties.[modifier]
Il est
besoin aussi de savoir que, bien que l’âme soit jointe à tout le corps, il y a
néanmoins en lui quelque (352) partie en laquelle elle exerce ses fonctions
plus particulièrement qu’en toutes les autres. Et on croit communément que
cette partie est le cerveau, ou peut-être le cœur : le cerveau, à cause
que c’est à lui que se rapportent les organes des sens ; et le cœur, à
cause que c’est comme en lui qu’on sent les passions. Mais, en examinant la
chose avec soin, il me semble avoir évidemment reconnu que la partie du corps
en laquelle l’âme exerce immé diatement ses fonctions n’est nullement le
cœur, ni aussi tout le cerveau, mais seulement la plus intérieure de ses
parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa
substance, et tellement suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de
ses cavités antérieures ont communication avec ceux de la postérieure, que les
moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de
ces esprits, et réciproquement que les moindres changements qui arrivent au
cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande.
Art. 32. Comment on connaît que cette
glande est le principal siège de l’âme.[modifier]
La raison
qui me persuade que l’âme ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que
cette glande où elle exerce immédiatement ses fonctions est que je considère
que les autres parties de notre cerveau sont (353) toutes doubles, comme aussi
nous avons deux yeux, deux mains, deux oreilles, et enfin tous les organes de
nos sens extérieurs sont doubles ; et que, d’autant que nous n’avons
qu’une seule et simple pensée d’une même chose en même temps, il faut
nécessairement qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les
deux yeux, où les deux autres impressions, qui viennent d’un seul objet
par les doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant
qu’elles parviennent à l’âme, afin qu’elles ne lui représentent pas deux objets
au lieu d’un. Et on peut aisément concevoir que ces images ou autres
impressions se réunissent en cette glande par l’entremise des esprits qui
remplissent les cavités du cerveau, mais il n’y a aucun autre endroit dans le
corps où elles puissent ainsi être unies, sinon en suite de ce qu’elles le sont
en cette glande.
Art. 33. Que le siège des passions
n’est pas dans le cœur.[modifier]
Pour
l’opinion de ceux qui pensent que l’âme reçoit ses passions dans le cœur, elle
n’est aucunement considérable, car elle n’est fondée que sur ce que les
passions y font sentir quelque altération ; et il est aisé à remarquer que
cette altération n’est sentie, comme dans le cœur, que par l’entremise d’un
petit nerf qui descend du cerveau vers lui, ainsi que la douleur est sentie comme
dans le pied par l’entremise des nerfs du pied, et les astres sont aperçus
comme dans le ciel par l’entremise (354) de leur lumière et des nerfs
optiques : en sorte qu’il n’est pas plus nécessaire que notre âme exerce
immédiatement ses fonctions dans le cœur pour y sentir ses passions qu’il est
né cessaire qu’elle soit dans le ciel pour y voir les astres.
Art. 34. Comment l’âme et le corps
agissent l’un contre l’autre.[modifier]
Concevons
donc ici que l’âme a son siège principal dans la petite glande qui est au
milieu du cerveau, d’où elle rayonne en tout le reste du corps par l’entremise
des esprits, des nerfs et même du sang, qui, participant aux impressions des
esprits, les peut porter par les artères en tous les membres ; et nous
souvenant de ce qui a été dit ci-dessus de la machine de notre corps, à savoir,
que les petits filets de nos nerfs sont tellement distribués en toutes ses
parties qu’à l’occasion des divers mouvements qui y sont excités par les objets
sensibles, ils ouvrent diversement les pores du cerveau, ce qui fait que les
esprits animaux contenus en ces cavités entrent diversement dans les muscles,
au moyen de quoi ils peuvent mouvoir les membres en toutes les diverses façons
qu’ils sont capables d’être mus, et aussi que toutes les autres causes qui
peuvent diversement mouvoir les esprits suffisent pour les conduire en divers
muscles ; ajoutons ici que la petite glande qui est le principal siège de
l’âme est tellement suspendue (355) entre les cavités qui contiennent ces
esprits, qu’elle peut être mue par eux en autant de diverses façons qu’il y a
de diversité s sensibles dans les objets ; mais qu’elle peut aussi
être diversement mue par l’âme, laquelle est de telle nature qu’elle reçoit
autant de diverses impressions en elle, c’est-à-dire qu’elle a autant de
diverses perceptions qu’il arrive de divers mouvements en cette glande. Comme
aussi réciproquement la machine du corps est tellement composée que, de cela
seul que cette glande est diversement mue par l’âme ou par telle autre cause
que ce puisse être, elle pousse les esprits qui l’environnent vers les pores du
cerveau, qui les conduisent par les nerfs dans les muscles, au moyen de quoi
elle leur fait mouvoir les membres.
Art. 35. Exemple de la façon que les
impressions des objets s’unissent en la glande qui est au milieu du cerveau.[modifier]
Ainsi, par
exemple, si nous voyons quelque animal venir vers nous, la lumière réfléchie de
son corps en peint deux images, une en chacun de nos yeux, et ces deux images
en forment deux autres, par l’entremise des nerfs optiques, dans la superficie
intérieure du cerveau qui regarde ses concavités ; puis, de là, par
l’entremise des esprits dont ses cavités sont remplies, ces images rayonnent en
telle sorte vers la petite glande que ces esprits environnent, que le mouvement
qui compose chaque point de l’une des images tend vers le (356) même point
de la glande vers lequel tend le mouvement qui forme le point de l’autre image,
lequel représente la même partie de cet animal, au moyen de quoi les deux
images qui sont dans le cerveau n’en composent qu’une seule sur la glande, qui,
agissant immédiatement contre l’âme, lui fait voir la figure de cet animal.
Art. 36. Exemple de la façon que les
passions sont excitées en l’âme.[modifier]
Et, outre
cela, si cette figure est fort étrange et fort effroyable, c’est-à-dire si elle
a beaucoup de rapport avec les choses qui ont été auparavant nuisibles au
corps, cela excite en l’âme la passion de la crainte, et ensuite celle de la
hardiesse, ou bien celle de la peur et de l’épouvante, selon le divers
tempérament du corps ou la force de l’âme, et selon qu’on s’est auparavant
garanti par la défense ou par la fuite contre les choses nuisibles auxquelles
l’impression présente a du rapport. Car cela rend le cerveau tellement disposé
en quelques hommes, que les esprits réfléchis de l’image ainsi formée sur la
glande vont de là se rendre partie dans les nerfs qui servent à tourner le dos
et remuer les jambes pour s’enfuir, et partie en ceux qui élargissent ou étrécissent
tellement les orifices du cœur, ou bien qui agitent tellement les autres
parties d’où le sang lui est envoyé, que ce sang y étant raréfié d’autre façon
que de coutume, il envoie des esprits au cerveau (357) qui sont propres à
entretenir et fortifier la passion de la peur, c’est-à-dire qui sont propres à
tenir ouverts ou bien à ouvrir derechef les pores du cerveau qui les conduisent
dans les mêmes nerfs. Car, de cela seul que ces esprits entrent en ces pores,
ils excitent un mouvement particulier en cette glande, lequel est institué de
la nature pour faire sentir à l’âme cette passion. Et parce que ces pores se
rapportent principalement aux petits nerfs qui servent à resserrer ou élargir
les orifices du cœur, cela fait que l’âme la sent principalement comme dans le
cœur.
Art. 37. Comment il paraît qu’elles
sont toutes causées par quelque mouvement des esprits.[modifier]
Et parce que
le semblable arrive en toutes les autres passions, à savoir, qu’elles sont
principalement causées par les esprits contenus dans les cavités du cerveau, en
tant qu’ils prennent leur cours vers les nerfs qui servent à élargir ou étrécir
les orifices du cœur, ou à pousser diversement vers lui le sang qui est dans
les autres parties, ou, en quelque autre façon que ce soit, à
entretenir la même passion, on peut clairement entendre de ceci pourquoi
j’ai mis ci-dessus en leur définition qu’elles sont causées par quelque
mouvement particulier des esprits. (358)
Art. 38. Exemple des mouvements du
corps qui accompagnent les passions et ne dépendent point de l’âme.[modifier]
Au reste, en
même façon que le cours que prennent ces esprits vers les nerfs du cœur suffit
pour donner le mouvement à la glande par lequel la peur est mise dans l’âme,
ainsi aussi, par cela seul que quelques esprits vont en même temps vers les
nerfs qui servent à remuer les jambes pour fuir, ils causent un autre mouvement
en la même glande par le moyen duquel l’âme sent et aperçoit cette fuite,
laquelle peut en cette façon être excitée dans le corps par la seule
disposition des organes et sans que l’âme y contribue.
Art. 39. Comment une même cause peut
exciter diverses passions en divers hommes.[modifier]
La même
impression que la présence d’un objet effroyable fait sur la glande, et qui
cause la peur en quelques hommes, peut exciter en d’autres le courage et la
hardiesse, dont la raison est que tous les
cerveaux ne sont pas disposés en même façon, et que le même mouvement de
la glande, qui en quelques-uns excite la peur, fait dans les autres que les esprits
entrent dans les pores du cerveau qui les conduisent partie dans les nerfs qui
servent à remuer les mains pour se défendre, (359) et partie en ceux qui
agitent et poussent le sang vers le cœur, en la façon qui est requise pour
produire des esprits propres à continuer cette défense et en retenir la
volonté.
Art. 40. Quel est le principal effet
des passions.[modifier]
Car il est
besoin de remarquer que le principal effet de toutes les passions dans les
hommes est qu’elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses
auxquelles elles préparent leur corps ; en sorte que le sentiment de la
peur l’incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et
ainsi des autres.
Art. 41. Quel est le pouvoir de l’âme
au regard du corps.[modifier]
Mais la
volonté est tellement libre de sa nature, qu’elle ne peut jamais être
contrainte ; et des deux sortes de pensées que j’ai distinguées en l’âme,
dont les unes sont ses actions, à savoir, ses volonté s, les autres ses
passions, en prenant ce mot en sa plus générale signification, qui comprend
toutes sortes de perceptions, les premières sont absolument en son pouvoir et
ne peuvent qu’indirectement être changées par le corps, comme au contraire les
dernières dépendent absolument des actions qui les produisent, et elles ne
peuvent (360) qu’indirectement être changées par l’âme, excepté lorsqu’elle est
elle-même leur cause. Et toute l’action de l’âme consiste en ce que, par cela
seul qu’elle veut quelque chose, elle fait que la petite glande à qui elle est
étroitement jointe se meut en la façon qui est requise pour produire l’effet
qui se rapporte à cette volonté.
Art. 42. Comment on trouve en sa
mémoire les choses dont on veut se souvenir.[modifier]
Ainsi,
lorsque l’âme veut se souvenir de quelque chose, cette volonté fait que la
glande, se penchant successivement vers divers côtés, pousse les esprits vers
divers endroits du cerveau, jusques à ce qu’ils rencontrent celui où sont les
traces que l’objet dont on veut se souvenir y a laissées ; car ces traces
ne sont autre chose sinon que les pores du cerveau, par où les esprits ont
auparavant pris leur cours à cause de la présence de cet objet, ont acquis par
cela une plus grande facilité que les autres à être ouverts derechef en même
façon par les esprits qui viennent vers eux ; en sorte que ces
esprits rencontrant ces pores entrent dedans plus facilement que dans les
autres, au moyen de quoi ils excitent un mouvement particulier en la glande,
lequel représente à l’âme le même objet et lui fait connaître qu’il est celui
duquel elle voulait se souvenir. (361)
Art. 43. Comment l’âme peut imaginer,
être attentive et mouvoir le corps.[modifier]
Ainsi, quand
on veut imaginer quelque chose qu’on n’a jamais vue, cette volonté a la force
de faire que la glande se meut en la façon qui est requise pour pousser les esprits
vers les pores du cerveau par l’ouverture desquels cette chose peut être
représentée. Ainsi, quand on veut arrêter son attention à considérer quelque
temps un même objet, cette volonté retient la glande pendant ce temps-là
penchée vers un même côté. Ainsi, enfin, quand on veut marcher ou mouvoir son
corps en quelque autre façon, cette volonté fait que la glande pousse les
esprits vers les muscles qui servent à cet effet.
Art. 44. Que chaque volonté est
naturellement jointe à quelque mouvement de la glande ; mais que, par
industrie ou par habitude, on la peut joindre à d’autres.[modifier]
Toutefois ce
n’est pas toujours la volonté d’exciter en nous quelque mouvement ou quelque
autre effet qui peut faire que nous l’excitons ; mais cela change selon
que la nature ou l’habitude ont diversement joint chaque mouvement de la glande
à chaque pensée. Ainsi, par exemple, si on veut disposer ses yeux à regarder un
objet fort éloigné, cette volonté fait que leur prunelle s’élargit ; et si
on les veut disposer à (362) regarder un objet fort proche, cette volonté fait
qu’elle s’étrécit. Mais si on pense seulement à élargir la prunelle, on a beau
en avoir la volonté, on ne l’élargit point pour cela, d’autant que la nature
n’a pas joint le mouvement de la glande qui sert à pousser les esprits vers le
nerf optique en la façon qui est requise pour élargir ou étrécir la prunelle
avec la volonté de l’élargir ou étrécir, mais bien avec celle de regarder des
objets éloignés ou proches. Et lorsqu’en parlant nous ne pensons qu’au sens de
ce que nous voulons dire, cela fait que nous remuons la langue et les lèvres
beaucoup plus promptement et beaucoup mieux que si nous pensions à les remuer
en toutes les façons qui sont requises pour proférer les mêmes paroles.
D’autant que l’habitude que nous avons acquise en apprenant à parler a fait que
nous avons joint l’action de l’âme, qui, par l’entremise de la glande, peut
mouvoir la langue et les lèvres, avec la signification des paroles qui suivent
de ces mouvements plutôt qu’avec les mouvements mêmes.
Art. 45. Quel est le pouvoir de l’âme
au regard de ses passions.[modifier]
Nos passions
ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l’action de notre
volonté, mais elles peuvent l’être indirectement par la représentation des
choses qui ont coutume d’être jointes avec les passions que nous voulons avoir,
et qui sont contraires à (363) celles que nous voulons rejeter. Ainsi, pour exciter
en soi la hardiesse et ôter la peur, il ne suffit pas d’en avoir la volonté,
mais il faut s’appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples
qui persuadent que le péril n’est pas grand ; qu’il y a toujours plus de
sûreté en la défense qu’en la fuite ; qu’on aura de la gloire et de la
joie d’avoir vaincu, au lieu qu’on ne peut attendre que du regret et de la
honte d’avoir fui, et choses semblables.
Art. 46. Quelle est la raison qui
empêche que l’âme ne puisse entièrement disposer de ses passions.[modifier]
Il y a une
raison particulière qui empêche l’âme de pouvoir promptement changer ou arrêter
ses passions, laquelle m’a donné sujet de mettre ci-dessus en leur définition
qu’elles sont non seulement causées, mais aussi entretenues et fortifiées par
quelque mouvement particulier des esprits. Cette raison est qu’elles sont
presque toutes accompagnées de quelque émotion qui se fait dans le cœur, et par
conséquent aussi en tout le sang et les esprits, en sorte que, jusqu’à ce que
cette émotion ait cessé, elles demeurent présentes à notre pensée en même façon
que les objets sensibles y sont présents pendant qu’ils agissent contre les
organes de nos sens. Et comme l’âme, en se rendant fort attentive à quelque
autre chose, peut s’empêcher d’ouïr un petit (364) bruit ou de sentir une
petite douleur, mais ne peut s’empêcher en même façon d’ouïr le tonnerre ou de
sentir le feu qui brûle la main, ainsi elle peut aisément surmonter les
moindres passions, mais non pas les plus violentes et les plus fortes, sinon
après que l’émotion du sang et des esprits est apaisée. Le plus que la volonté
puisse faire pendant que cette émotion est en sa vigueur, c’est de ne pas
consentir à ses effets et de retenir plusieurs des mouvements auxquels
elle dispose le corps. Par exemple, si la colère fait lever la main pour
frapper, la volonté peut ordinairement la retenir ; si la peur incite les
jambes à fuir, la volonté les peut arrêter, et ainsi des autres.
Art. 47. En quoi consistent les
combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure et la supérieure
de l’âme.[modifier]
Et
ce n’est qu’en la répugnance qui est entre les mouvements que le corps par ses
esprits et l’âme par sa volonté tendent à exciter en même temps dans la glande,
que consistent tous les combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie
inférieure de l’âme qu’on nomme sensitive et la supérieure, qui est
raisonnable, ou bien entre les appétits naturels et la volonté. Car il n’y a en nous qu’une seule
âme, et cette âme n’a en soi aucune diversité de parties : la même qui est
sensitive est raisonnable, et tous ses appétits sont des volontés. L’erreur
qu’on a commise en lui faisant jouer divers personnages qui sont ordinairement
contraires les uns aux autres ne vient que de ce qu’on n’a pas bien distingué
(365) ses fonctions d’avec celles du corps, auquel seul on doit attribuer tout
ce qui peut être remarqué en nous qui répugne à notre raison ; en sorte qu’il
n’y a point en ceci d’autre combat sinon que la petite glande qui est au
milieu du cerveau pouvant être poussée d’un côté par l’âme et de l’autre par
les esprits animaux, qui ne sont que des corps, ainsi que j’ai dit ci-dessus,
il arrive souvent que ces deux impulsions sont contraires, et que la plus forte
empêche l’effet de l’autre. Or on peut distinguer deux sortes de mouvements
excités par les esprits dans la glande : les uns représentent à l’âme les
objets qui meuvent les sens, ou les impressions qui se rencontrent dans le
cerveau et ne font aucun effort sur sa volonté ; les autres y font quelque
effort, à savoir, ceux qui causent les passions ou les mouvements du corps qui
les accompagnent ; et, pour les premiers, encore qu’ils empêchent souvent
les actions de l’âme ou bien qu’ils soient empêchés par elles, toutefois, à
cause qu’ils ne sont pas directement contraires, on n’y remarque point de
combat. On en remarque seulement entre les derniers et les volontés qui leur
répugnent : par exemple, entre l’effort dont les esprits poussent la
glande pour causer en l’âme le désir de quelque chose, et celui dont l’âme la
repousse par la volonté qu’elle a de fuir la même chose ; et ce qui fait
principalement paraître ce combat, c’est que la volonté n’ayant pas le pouvoir
d’exciter directement les passions, ainsi qu’il a déjà été dit, elle est
contrainte d’user (366) d’industrie et de s’appliquer à considérer
successivement diverses choses dont, s’il arrive que l’une ait la force de
changer pour un moment le cours des esprits, il peut arriver que celle qui suit
ne l’a pas et qu’ils le reprennent aussitôt après, à cause que la disposition
qui a précédé dans les nerfs, dans le cœur et dans le sang n’est pas changée,
ce qui fait que l’âme se sent poussée presque en même temps à désirer et ne
désirer pas une même chose ; et c’est de là qu’on a pris occasion
d’imaginer en elle deux puissances qui se combattent. Toutefois on peut encore
concevoir quelque combat, en ce que souvent la même cause, qui excite en l’âme
quelque passion, excite aussi certains mouvements dans le corps auxquels l’âme
ne contribue point, et lesquels elle arrête ou tâche d’arrêter sitôt qu’elle
les aperçoit, comme on éprouve lorsque ce qui excite la peur fait aussi que les
esprits entrent dans les muscles qui servent à remuer les jambes pour fuir, et
que la volonté qu’on a d’être hardi les arrête.
Art. 48. En quoi on connaît la force
ou la faiblesse des âmes, et quel est le mal des plus faibles.[modifier]
Or, c’est
par le succès de ces combats que chacun peut connaître la force ou la faiblesse
de son âme. Car ceux en qui naturellement la volonté peut le plus aisément
vaincre les passions et arrêter les mouvements du corps qui les accompagnent
ont sans doute les âmes (367) les plus fortes. Mais il y en a qui ne peuvent
éprouver leur force, parce qu’ils ne font jamais combattre leur volonté avec
ses propres armes, mais seulement avec celles que lui fournissent quelques
passions pour résister à quelques autres. Ce que je nomme ses propres armes
sont des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du
mal, suivant lesquels elle a résolu de conduire les actions de sa vie. Et les
âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine
point ainsi à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement
emporter aux passions présentes, lesquelles, étant souvent contraires les unes
aux autres, la tirent tour à tour à leur parti et, l’employant à combattre
contre elle-même, mettent l’âme au plus déplorable état qu’elle puisse être.
Ainsi, lorsque la peur représente la mort comme un mal extrême et qui ne peut
être évité que par la fuite, si l’ambition, d’autre côté, représente l’infamie
de cette fuite comme un mal pire que la mort ; ces deux passions agitent
diversement la volonté, laquelle obéissant tantôt à l’une, tantôt à l’autre,
s’oppose continuellement à soi-même, et ainsi rend l’âme esclave et
malheureuse.
Art. 49. Que la force de l’âme ne
suffit pas sans la connaissance de la vérité.[modifier]
Il est vrai
qu’il y a fort peu d’hommes si faibles et irrésolus qu’ils ne veulent rien que
ce que leur passion (368) leur dicte. La plupart ont des jugements déterminés,
suivant lesquels ils règlent une partie de leurs actions. Et, bien que souvent
ces jugements soient faux, et même fondés sur quelques passions par lesquelles
la volonté s’est auparavant laissé vaincre ou séduire, toutefois, à cause
qu’elle continue de les suivre lorsque la passion qui les a causés est absente,
on les peut considérer comme ses propres armes, et penser que les âmes sont
plus fortes ou plus faibles à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins
suivre ces jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont
contraires. Mais il y a pourtant grande différence entre les résolutions qui
procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la
connaissance de la vérité ; d’autant que si on suit ces dernières, on est
assuré de n’en avoir jamais de regret ni de repentir au lieu qu’on en a
toujours d’avoir suivi les premières lorsqu’on en découvre l’erreur.
Art. 50. Qu’il n’y a point d’âme si
faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur
ses passions.[modifier]
Et il est
utile ici de savoir que, comme il a déjà été dit ci-dessus, encore que chaque
mouvement de la glande semble avoir été joint par la nature à chacune de nos
pensées dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre à
d’autres par habitude, (369) ainsi que l’expérience fait voir aux paroles qui
excitent des mouvements en la glande, lesquels, selon l’institution de la
nature, ne représentent à l’âme que leur son lorsqu’elles sont proférées de la
voix, ou la figure de leurs lettres lorsqu’elles sont écrites, et qui,
néanmoins, par l’habitude qu’on a acquise en pensant à ce qu’elles signifient
lorsqu’on a ouï leur son ou bien qu’on a vu leurs lettres, ont coutume de faire
concevoir cette signification plutôt que la figure de leurs lettres ou bien le
son de leurs syllabes. Il est utile aussi de savoir qu’encore que les
mouvements, tant de la glande que des esprits et du cerveau, qui représentent à
l’âme certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en
elle certaines passions, ils peuvent toutefois par habitude en être séparés et
joints à d’autres fort différents, et même que cette habitude peut être acquise
par une seule action et ne requiert point un long usage. Ainsi, lorsqu’on
rencontre inopinément quelque chose de fort sale en une viande qu’on mange avec
appétit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la disposition
du cerveau qu’on ne pourra plus voir par après de telle viande qu’avec horreur,
au lieu qu’on la mangeait auparavant avec plaisir. Et on peut remarquer la même
chose dans les bêtes ; car encore qu’elles n’aient point de raison, ni
peut-être aussi aucune pensée, tous les mouvements des esprits et de la glande
qui excitent en nous les passions ne laissent pas d’être en elles et d’y servir
à entretenir et fortifier, non pas comme en nous, les passions, mais les
mouvements (370) des nerfs et des muscles qui ont coutume de les accompagner.
Ainsi, lorsqu’un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir
vers elle ; et lorsqu’il oit tirer un fusil, ce bruit l’incite
naturellement à s’enfuir ; mais néanmoins on dresse ordinairement les
chiens couchants en telle sorte que la vue d’une perdrix fait qu’ils
s’arrêtent, et que le bruit qu’ils oient après, lorsqu’on tire sur elle, fait
qu’ils y accourent. Or ces choses sont utiles à savoir pour donner le courage à
un chacun d’étudier à régler ses passions. Car, puisqu’on peut, avec un peu
d’industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de
raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et que
ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très
absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les
dresser et à les conduire.
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